Adultes et citoyens?

De la soumission au sens de la responsabilité

Les années passant, la rédaction de Les Rudérales, récit écrit tardivement et publié aux Éditions du Panthéon, en mars 2020, obéit à un besoin impérieux.

En premier lieu, il me fallait circonscrire et compresser le passé pour faire le point sur ce que j’étais enfin devenue. Puis, je devais témoigner, expliquer que l’inceste n’est pas seulement un drame familial, mais qu’il concerne notre société tout entière. Cette tâche nous incombe, je crois, non seulement comme victime, mais aussi et surtout en tant que citoyens.

Nos témoignages accumulés permettent de brosser le tableau des agissements dévastateurs dont nous avons fait les frais, et de tenter de comprendre ce qui nous est arrivé. Quel était le mobile de nos géniteurs[1], ces prédateurs qui ont fait de leurs propres enfants, de nous, leurs proies favorites ? Qui sont-ils donc pour qu’aujourd’hui encore nous ayons tant de peine à les démasquer et à les neutraliser ? Pourquoi tant d’enfants sortent-ils des tribunaux sans que justice ne soit faite ? Enfin, leur profil destructeur ne se rencontre-t-il que dans la sphère familiale ? A toutes ces questions néanmoins, et en particulier à la dernière, pouvons-nous répondre entièrement ?

Il me semble nécessaire de compléter notre expérience des pédocriminels, aussi tristement longue et étoffée soit-elle, par les connaissances de certaines personnalités du monde médical qui ont eu également maille à partir avec eux. Nous découvrons alors que certains traits pathologiques à l’œuvre dans cette perversion familiale qu’est l’inceste, le sont aussi, à plus grande échelle, dans nos sociétés. La lecture de Paul-Claude Racamier[2] et de Maurice Hurni et Giovanna Stoll[3] est, à cet égard, particulièrement éclairante.

C’est au psychiatre et psychanalyste Paul-Claude Racamier –– spécialiste reconnu des psychoses –– que nous devons d’avoir révélé l’existence de la perversion narcissique et d’en avoir expliqué ses forces motrices. Par lui, nous apprenons, entre autres, que le fantasme sous-jacent de l’Enfant-depuis-toujours-et-à-tout-jamais-irrésistible[4] est bien présent dans la perversion narcissique.

Pour nous qui avons connu, avec la confusion née de la honte et de l’humiliation, la dislocation de notre pensée, l’observation de Paul-Claude Racamier ne peut que faire froid dans le dos : « La pensée perverse exerce autour d’elle un véritable détournement d’intelligence. À mon avis, les psychotiques, réputés pour empêcher autrui de penser, sont des enfants de chœur à côté des ravages exercés par la pensée perverse. […]. De l’esprit faux à la langue de bois, du verbiage à la désinformation, de la déstabilisation dans les familles, les groupes et les institutions de soins, jusqu’à la terreur exercée sur les peuples, la pensée perverse, habile à disjoindre, mais parfaitement équipée pour essaimer, est spécialisée dans la transmission de non-pensée. […]. Alors que la pensée est toute faite de liaisons, la pensée perverse n’opère que dans la disjonction et dans la déliaison. »

Ainsi, à l’échelle de notre noyau familial, nos géniteurs n’étaient pas plus des enfants de chœur, que Hitler et Staline, tous deux bons à interner chez Patrick Lemoine.[5]

Ceci dit, une question, et non des moindres, demeure. Qu’un enfant, plus dépendant de ses parents qu’aucun petit être en ce monde, puisse être psychiquement ravagé par eux, tout en continuant de les aimer inconditionnellement et de les protéger, cela se conçoit parfaitement. Un enfant ne choisit pas ses parents. Mais qu’en est-il des adultes qui, sous nos latitudes, fréquentent, puis choisissent d’épouser un ou une partenaire à la personnalité destructrice, alors que non seulement les mariages arrangés n’y ont plus cours depuis belle lurette, mais qu’il est désormais courant de tester la vie en commun, sans se mettre la corde au cou ? Oui, que penser de ces adultes qui se considèrent ensuite comme des victimes? Pourquoi n’ont-ils pas repéré la violence masquée, la froideur et le calcul, sous les traits séduisants d’une flatterie empressée ?

Et cette terreur exercée sur les peuples, dont nous parle Paul-Claude Racamier, comment s’installe-t-elle? La stratégie mise en place pour l’exercer, pourrait-elle exister sans la complicité d’une large majorité de la population? Et sous des régimes démocratiques, qu’en est-il de ces majorités de citoyens qui, séduits par leur rhétorique ou leur charisme, soutiennent systématiquement des candidats, dont la personnalité et les réalisations ont pourtant tout de la médiocrité? Pour s’empresser, dès qu’ils sont au pouvoir, de fouler aux pieds leurs décisions et de les agonir d’injures sur les médias sociaux? Oui, que penser de ces citoyens qui se considèrent ensuite comme des victimes?

Serait-ce que l’adulte, cet être supposé arrivé à maturité, a renoncé à exiger un effort de lui-même, pour mieux choisir ses représentants ? Serait-ce que, masquant notre paresse, nous nous abritions derrière un fatalisme désabusé, pour affirmer que tous les politiciens sont nuls ? Serait-ce que, tout en nous plaignant constamment, nous préférions finalement le confort du spectacle, le tourbillon des événements, les pugilats dogmatiques et médiatiques aux conversations vraies qui, elles,nous engagent ?

Allons-nous un jour accepter cet effort nécessaire pour devenir des adultes qui réfléchissent? Des citoyens suffisamment conscients et ébranlés, par exemple, pour considérer que la souffrance infligée à autrui est aussi insupportable que si elle nous était infligée ? A une époque où chacune et chacun peut, en toute connaissance de cause, choisir de donner la vie ou non, toute forme de souffrance infligée à son enfant est impardonnable.

Oui, il importe, que les victimes de l’inceste qui ont résisté à la tentation de faire souffrir à leur tour, d’humilier, de torturer, témoignent et expliquent comment elles sont parvenues à s’élever au rang d’adultes et de citoyens responsables. Oui, notre sens de la responsabilité est l’antidote à la perversité de notre salaud de père, de notre salaude de mère[6], eux qui jamais ne se repentiront car, « Rien n’est plus étranger à la mentalité perverse que la notion de responsabilité. ».[7]

Et oui, notre responsabilité assumée donne non seulement du sens à notre existence, mais fait aussi de nous des citoyens qui ont réappris à penser le mal et à agir dans le respect du vivant.

Hersilia Dessabines


[1] Et de tout autre membre de la famille proche, comme un grand-père, une grand-mère…[2] Paul-Claude Racamier, Les perversions narcissiques, Éditions Payot & Rivages, Paris, 2012, page 47[3] Maurice Hurni et Giovanna Stoll, La haine de l’amour, La perversion du lien, L’Harmattan, Paris, 1996[4] Paul-Claude Racamier, Les perversions narcissiques, Éditions Payot & Rivages, Paris, 2012,. page 32[5] Patrick Lemoine, La santé psychique de ceux qui ont fait le monde, Odile Jacob, Paris, 2019[6] … Ou de tout autre membre de notre famille proche.[7] Maurice Hurni et Giovanna Stoll, La haine de l’amour, La perversion du lien, L’Harmattan, Paris, 1996, page 258