Une défense d’airain
À propos de l’affaire Matzneff On doit être attentif au fait que les relations sexuelles précoces chez les adolescents sont un signe d’extraordinaire fragilité : elles traduisent leur difficulté à agir et à se sentir en accord avec leur niveau affectif de maturité, tant le doute d’eux-mêmes les aveugle sur ce qu’ils sont. Elles découlent toujours d’une carence affective, d’un manque d’image positive et déterminante de soi.[1]
Il existe des gens dont il est inutile d’attendre le moindre repentir ; ils campent obstinément sur le déni des torts causés à autrui, aussi graves soient-ils.
Larve[2] parmi la foule, je me procurai, peu avant la fermeture de nos librairies, deux des ouvrages de Gabriel Matzneff (G.M.). Quelle mouche m’avait donc piquée en cette mi-mars 2020 ? La piqûre remontait au 15 janvier précédent. Dans La Grande Librairie, François Busnel recevait Vanessa Springora, pour Le Consentement. Courageuse et belle, elle me fit forte impression par sa détermination posée, ses propos sobres et tristement convaincants.
Qui était donc ce grand écrivain récompensé par un prix prestigieux, salué par d’autres grands écrivains ? Alors que je ne l’avais ni lu, ni rencontré, pourquoi avais-je eu, en écoutant Vanessa Springora, l’impression de le connaître ? Une fois mon propre récit paru, je lus Le Consentement, admirative et consternée.
Qui était donc celui qui avait pour vieil ami François Mitterrand[3] et pour excellent ami Bernard-Henri Lévy[4] ? Qui était ce narrateur qui s’exclamait ironiquement : Dieu soit loué, la France est un pays où il n’est pas nécessaire d’avoir lu un auteur pour en dire du mal. [5] Je décidai de m’informer modestement, d’abord avec l’essai récompensé par le Prix Renaudot 2013, (voir note 2), puis avec un roman publié antérieurement et notamment estimé par Jean d’Ormesson, (voir note 5).
Le rejeton de bonne famille, à qui sa nurse, une Suissesse, interdisait de pleurer, [6] s’est senti en porte-à-faux dans la société depuis ses huit ans[7]. Dans l’article intitulé Che c’è dentro di me – Qui suis-je ? – il évoque son journal écrit dès l’âge de 16 ans : « À L’époque, il fut ma manière de résister au modèle rigide que les adultes de mon entourage prétendaient m’imposer, la baguette magique qui me donna l’élan vital d’exorciser la tentation du suicide »[8]Dès lors, G. M. adolescent se construit « contre » les adultes. Il écrit déjà « au nez et à la barbe des pharisiens de droite et des quakeresses de gauche, des médiocres et des sycophantes. » [9]
Il se sent victime « des prurigineux anathèmes des quakeresses de gauche et des psychiatres de droite »[10], bref, de l’imbécile ordre moral[11]. Tenace, cette posture d’opposition au monde de l’adulte se consolidera avec les années. Il commence, rien d’étonnant, en 1968 : « Toute révolte adolescente, quelle que soit sa forme, est bonne en soi, car elle témoigne d’un refus de l’ordre bourgeois. »[12] Puis en 1972, il écrit à propos de l’un de ses personnages, le professeur Dulaurier, effrayé par les grandes personnes : « A soixante-six ans et demi, il se sentait très peu adulte, […]. »[13]. En 2009 enfin, G.M. déclare se trouver au cinéma Lido de Venise pour le nouvel Harry Potter et ajoute : « Parmi ce très jeune public je suis quasi l’unique adulte, mais vu que le mot « adulte » est vilain… »[14]
G.M. anticipe les accusations possibles de ceux qui veulent l’empêcher de vivre ses passions et les balaie toutes sous le dais protecteur de la création artistique : « Au risque de subir l’excommunication, nous devons demeurer fidèles à ce que nous sommes, oser être nous-mêmes, car seule cette audace fait de nos livres des livres véridiques, seule cette audace est créatrice de beauté. » ![15] Et puis, que lui reprocher ? « Au dix-huitième siècle, on entre dans la vie amoureuse très jeune. » Pour les poètes grecs, latins ou persans, les poètes italiens et français de la Renaissance, qu’importe l’âge ? Et de s’insurger contre ce « mur de protection moralisatrice, puritaine, autour des adolescents de l’un et l’autre sexe. »[16]
À ceux qui pourraient s’agacer de ses nombreuses répétitions, G. M. précise, se référant en particulier à Voltaire, qu’il « l’imite volontiers sur ce point car j’aime à enfoncer de livre en livre mes idées fixes, mes formules, dans la caboche de mes lecteurs, que ce soit en mon nom propre ou par le truchement de mes personnages. »[17] Ainsi notre caboche enregistrera-t-elle son amour du bon vin, du haut-brion en particulier, ses agapes, son amour de l’amour, etc.
En outre, la nature de l’homme étant, selon G. M., forcément contradictoire, il nous faut accepter les contradictions : « Celui qui ose avouer ses contradictions fait scandale. On le traite d’immature ou de débauché. »[18] Lui qui vitupère contre la morale bourgeoise, ose cependant en 2009 écrire au Secrétaire perpétuel de l’Académie française « J’aurai soixante-treize ans dans un mois, le 12 août, j’ai publié trente-sept livres et je n’ai jamais reçu le moindre prix littéraire. »[19]Un peu plus bas, il concède que la somme de 3’000 euros qu’il reçoit de l’Académie « à titre de soutien à la création littéraire » n’est pas négligeable, mais le plus intéressant ici, c’est sa note de bas de page :« Quant aux dérisoires 3’000 euros, je les claquai avec jubilation en moins de deux jours à l’hôtel Gritti de Venise, retournant ainsi en ma faveur une mesquinerie, la transformant en jouissance. » De toute façon G. M., faisant sienne la devise d’Horace fruges consumere nati, est né pour récolter les fruits.
Enfin, évoquant ceux qui, eu égard à sa proximité avec le régime Nazi, condamnent entièrement l’œuvre du philosophe Heidegger, G.M. prend une position pour le moins étonnante : « On peut soutenir que cela est injuste, et que le premier droit d’un intellectuel est le droit à l’erreur, mais, d’un autre point de vue, cette condamnation est la justice même : […] Une seule goutte de poison suffit à empoisonner un tonneau entier d’excellent vin. L’écriture n’est jamais innocente, et le moindre mot, dès qu’il est imprimé, est une balle qui peut tuer. » [20]Ses victimes apprécieront !
Au chapitre femme et mariage, on relèvera que : « La femme et l’homme ne sont pas faits pour s’accorder, mais pour se combattre et se détruire. Entre l’homme et la femme, c’est une guerre permanente, tantôt sournoise, tantôt ouverte, mais une guerre à mort. »[21] Ou bien encore, « Mauricette était douce, silencieuse, et faisait bien l’amour, trois qualités qui, réunies en une même femme, sont aussi rares que l’oiseau Phoenix.[22]
Naturellement, ce sont les filles qui étaient folles de lui « Naguère, dans un restaurant proche du théâtre de la Fenice, à Venise, une jeune fille qui m’aimait et moi, nous mangeâmes un filetto di bue alla Casanova dont je garde un souvenir ému. ». On notera ce sens unique : qui m’aimait… Et bien entendu, c’est du filet de bœuf dont G. M. garde un souvenir ému.
Un seul mot doux pour les enfants… décédés ; la vue des ampoules lacrymales lui rappelle « la beauté des enfants morts et leurs souffrances. » Le divan du psychanalyste ? Pas pour G.M., mais avec son ami, le psychanalyste suisse Silvio Fanti, il préfère « se taper deux bouteilles de clos-vougeot et deux bouteilles de haut-brion. » En parlant de quoi ? Du diable et des jeunes filles bien sûr, ce qui est kif-kif bourricot ajoute-t-il.[23]
Saluant la sortie de Morceau cassés d’une chose, d’Oscar Coop-Phane, Frédéric Beigbeder en profite pour glisser une vanne : « Imaginez si Le Consentement avait été rédigé par Françoise Sagan : la sincérité absolue alliée au charme d’une petite musique hussarde, insolente et brisée. » [24]
Ah, cette répétitive petite musique de Céline, retrouvée bien sûr chez G. M. Au moins, Frédéric Beigbeder reconnaît-il à Vanessa Springora la sincérité absolue. Mais quid de cette petite musique hussarde et brisée ? Par exemple, tenez : « De même que l’on doit se signer à coups d’eau bénite avant de franchir le seuil d’une église, posséder corps et âme une jeune fille ne se fait pas sans un certain sens du sacré, c’est-à-dire sans un rituel immuable. Une sodomie a ses règles, se prépare avec application, religieusement. » [25]
Un père absent, une mère infantile, voilà pourquoi la jeune Vanessa a mordu à l’hameçon : « Le manque, le manque d’amour comme une soif qui boit tout, une soif de junkie qui ne regarde pas à la qualité du produit qu’on lui fournit et s’injecte sa dose létale avec la certitude de se faire du bien. Avec soulagement, reconnaissance et béatitude. »[26] N’est-ce pas là une jolie petite musique brisée ?
Au fait, sur France 5, dans un « C à vous » datant, il me semble de juin 2020, Anne-Élisabeth Lemoine demande une première fois à Frédéric Beigbeder, si G. M. est toujours son ami. Son invité esquivant la question, l’animatrice revient à la charge. Et Frédéric Beigbeder de répondre que non, G.M. n’est plus son ami. Si j’avais été l’animatrice, j’aurais plutôt posé une question ouverte et demandé à mon invité, comment il se situait en tant qu’ami. Si j’avais été l’invité j’aurais alors salué l’écrivain estimé, tout en engageant l’homme, dont j’avais partagé l’amitié à affronter la justice.
Pour ma part, j’ai apprécié certaines pages du roman de Gabriel Matzneff, comme l’histoire de la rue Saint-Jacques ou le récit de la vie de la comtesse Grancéola. Quant à l’essai, j’ai lu avec intérêt les deux articles intitulés Les Prêtres et Solitude et transparence, ainsi que certains passages où il rend sincèrement hommage à des êtres, hommes ou femmes, qui lui sont chers et qu’il estime.
Ceci dit, puisque selon G. M. « L’art commence là où il y a une blessure. », on se s’étonnera guère que la jeune Vanessa, pressentant la fin de leur relation, se permette, dans un moment apaisé qu’elle partage avec G. de lui poser une question. Avec une réflexion si sensible et si pertinente pour son âge, elle lui demande s’il y a eu « dans son enfance ou dans son adolescence un adulte qui ait joué pour lui aussi ce rôle « d’initiateur » » ? Et G. de révéler que oui : « Il y a bien eu quelqu’un, une fois, quand il avait treize ans, un homme proche de sa famille. » Chose importante, elle ajoute que dans l’aveu de G. il n’y a aucun affect.
Dans son article À propos du viol, la version de G. M. est pourtant bien différente : « Quatorze ans, c’est l’âge que j’avais moi-même, lorsque je fus dragué, séduit, initié aux plaisirs de l’amour, dévirginisé, « violé » dirait le code pénal, par la sœur aînée d’un de mes camarades. Elle était beaucoup plus âgée que moi, très jolie, très sensuelle, très douce. Je garde de cette première expérience un souvenir tendre, enchanteur. »[27]
Le rejeton de famille modeste qu’était mon père, a-t-il un jour, au Figaro, croisé le rejeton de bonne famille ? Beaucoup d’éléments, qu’il s’agisse de références culturelles, d’histoires d’ »initiation » sexuelle ou de narcissisme, réveillent de vieux souvenirs. Quoi qu’il en soit, la marque distinctive de ces rejetons est de demeurer des adolescents très attardés, des rebelles de pacotille, de ne jamais faire face, de toujours se considérer comme des victimes, de ne jamais reconnaître leur crime.[28]
Reste une différence ; à ma connaissance, mon père n’a jamais pratiqué les amours vénales. Ne s’étant pas rendu dans des pays dont il ne parlait pas la langue, il n’a pas été réduit aux amours mercenaires, contrairement à G.M. Mais, dans ce cas, écrit ce dernier : « Je veille à ce que celles-ci se déroulent sous le signe de la tendresse, de la confiance, du plaisir partagé. »[29]Voilà, prendre l’avion pour aller, là-bas, très loin, là – où les mœurs sont plus raffinées ? –, là où ne règnent ni les quakeresses, ni les pharisiens, oui, aller là-bas pour sodomiser des petits garçons pauvres, avec un joli sourire, les payer d’une piécette, mesquinerie et… jouissance !
Amour exclusif d’eux-mêmes. Ces gens-là sont pétris de leurs haines déviées.[30] Si leur éducation a été plus que défaillante, voire mortifère, ils n’ont pas eu, comme beaucoup d’entre nous, le cran de se hisser à hauteur d’homme.
Avec respect pour les vraies victimes.
Hersilia Dessabines
[1] Marcel Rufo, Dictionnaire amoureux de l’enfance et de l’adolescence, Dessins d’Alain Bouldouyre, Éditions Plon / Anne Carrière, Paris, 2017, p. 47.[2] Gabriel Matzneff, Séraphin, c’est la fin ! Éditions de La Table Ronde, Paris, 2013, p. 45[3] Ibid.,p. 84[4] Ibid. p. 203[5] [5]Gabriel Matzneff, Nous n’irons plus au Luxembourg, La Table Ronde, La petite vermillon, Paris, 2003, p. 132[6] Gabriel Matzneff, Séraphin, c’est la fin !, Éditions de La Table Ronde, Paris, 2013, p.156[7] Ibid., p. 134[8] Ibid., p. 123, entourage est ici traduit en français par l’auteur, l’article ayant été publié dans un journal italien.[9] Ibid., p. 125 Pour mémoire, les quakers sont de religion protestante ; ils encouragent le pacifisme, la philanthropie et la simplicité des mœurs. Quant aux sycophantes, ce sont des délateurs.[10] Ibid., p. 11[11] Ibid., p. 103[12] Ibid., p. 31[13] Nous n’irons plus au Luxembourg, La Table Ronde, Paris, 2003, P. 57 (première édition en 1972)[14] Gabriel Matzneff, Séraphin, c’est la fin ! Éditions de La Table Ronde, Paris, 2013, p. 122[15] Ibid., p. 11[16] Ibid., p. 167[17] Ibid., p.10[18] Ibid., p. 57[19] Ibid., p. 120[20] Ibid., p. 64[21] Ibid., p. 59[22] Nous n’irons plus au Luxembourg, La Table Ronde, Paris, 2003, (première édition en 1972), p. 16[23] Gabriel Matzneff, Séraphin, c’est la fin ! Éditions de La Table Ronde, Paris, 2013, p. 127[24] Le Figaro Magazine / 7 février 2020, Le livre de Frédéric Beigbeder, p. 89[25] Vanessa Springora, Le Consentement, Bernard Grasset, Paris, 2020, p. 55[26] Ibid., p. 88[27] Gabriel Matzneff, Séraphin, c’est la fin ! Éditions de La Table Ronde, Paris, 2013, p. 94[28] Hersilia Dessabines, Les Rudérales, Editions du Panthéon, Paris, 2020, p. 43[29] Gabriel Matzneff, Séraphin, c’est la fin ! Éditions de La Table Ronde, Paris, 2013, p. 85