Élever notre niveau de conscience avec Jean François Billeter
Élever notre niveau de conscience est une quête indispensable pour qui prétend être civilisé. Hélas, il suffit d’une pandémie pour que, trop souvent notre vernis s’écaille. Voilà qu’en notre for intérieur, nous nous surprenons à désigner sans hésiter un unique coupable : haro sur le pays d’où le virus est venu.
Voyageur invisible de l’Asie à l’Europe, de l’Afrique à l’Amérique, vicieuse chausse-trape tendue à nos sociétés, ce foutu SARS-CoV-2 nous plonge depuis des mois dans une situation exaspérante. De son côté, la Chine, après avoir trop longtemps retardé l’annonce de l’apparition du virus sur son territoire, semble plutôt bien s’en sortir.
Et dire, nous rappelle Le Figaro en janvier 2021, que nos gouvernements ont fait fi des nombreux avertissements lancés depuis une quinzaine d’années : https://www.lefigaro.fr/risque-de-pandemie-mondiale-le-forum-de-davos-l-annoncait-en-2006-20210119. Et dire que nos dirigeants, refusant d’entendre l’alerte sonnée par la démocratie taïwanaise expérimentée en ce domaine, ont préféré écouter le directeur de l’OMS. Oui, le docteur Tedros Ghebreyesus, celui-là même dont la génuflexion, ahurissante révérence à Xi Jinping, fut photographiée en 2020 par les médias du monde entier. Révérence, qui plus est, à un président chinois dont le nombre de mandats n’est plus limité depuis l’amendement de la Constitution en 2018.
Si détester un pouvoir communiste autocratique est plutôt signe de bonne santé, vouer tout un peuple aux gémonies, comme cela se pratique dans l’anonymat de nos médias… Non, enfiler des opinions en prêt-à-penser, condamner sans connaître est trop confortable.
Que penser au juste de nos états démocratiques incapables d’anticipation ? Eux qui, faisant fi des avertissements, ont failli honteusement à leur devoir, eux qui nous ont menti ?
Paru au tout début de cette pénible année 2020, un essai[1] de Jean François Billeter pourrait cependant modifier sensiblement notre perception de la Chine et des Chinois. Confrontés à l’histoire de cette immense civilisation dont j’ignorais à peu près tout, le doute et l’envie d’en apprendre davantage allaient progressivement prendre le pas sur des clichés, des certitudes pratiques mais infondées.
Les Européens convaincus, dont je suis, ne peuvent lire qu’avec gratitude l’essai du sinologue Jean François Billeter. Dans le monde d’aujourd’hui, la Chine a réussi à s’imposer comme une puissance qui compte. Si l’Europe, insiste l’auteur, veut encore être considérée sur le plan international, il lui faut concevoir un véritable projet européen qui dépasse le seul horizon économique, et en premier lieu faire l’effort de comprendre la Chine. Ainsi le sinologue consacre-t-il la première partie de son essai à l’histoire de ce pays. Travail colossal en amont, ce condensé d’une cinquantaine de pages, est très instructif.
En Chine, nous rappelle l’auteur, l’installation d’un pouvoir totalitaire date de 1957, mais l’effondrement de l’URSS en 1991 est vécu comme une leçon par les dirigeants chinois. Craignant le même sort « […] le régime chinois donne au totalitarisme des traits nouveaux. Il n’annonce plus de révolution. Il se réclame d’une tradition séculaire, qu’il présente comme pacifique. Il parle d’autre part au monde le langage de l’économie, propose des affaires et se crée des obligés qui deviennent des agents d’influence et se chargent d’étouffer la critique autour d’eux. Une fois qu’il est dans la place, il use d’avertissements, puis de menaces, puis de mesures de rétorsion quand ses volontés ne sont pas faites. Les sujets du régime connaissent bien cette gradation et savent où elle mène. »[2]
Cela n’a pas empêché que dès le XVIIe siècle, au péril de leur vie, des forces chinoises éclairées et progressistes défient successivement tous les régimes autoritaires, depuis l’empire et jusqu’aux différentes républiques. Si, au prix d’un lourd tribut, ces actions ont longtemps échoué, le XXIe siècle n’a heureusement pas tout à fait signé la fin de ces courageux mouvements démocratiques, comme on a pu le constater à Hong Kong. Dans cet essai, l’évocation de l’immense souffrance d’une partie de ce peuple est pour moi un choc. De la Chine et des Chinois, je ne connaissais que les restaurants présents en Europe. Jamais je n’avais cherché à comprendre pourquoi ils étaient venus s’y installer. Je les trouvais discrets, accueillants ; quant aux Chinois de Chine, je les considérais comme un peuple étrange, probablement heureux de vivre sous un régime dictatorial. Or, « Notre incompréhension vient aussi de ce que la plupart d’entre nous ignorent ce que c’est que de subir au jour le jour un pouvoir totalitaire. »[3] .
Cette souffrance, perceptible dans cet essai comme dans d’autres, le sinologue la connaît de l’intérieur. Qui d’autre en effet que Jean François Billeter pourrait mieux témoigner de l’incroyable courage des Chinois qui ont bravé et persistent à braver le danger pour obtenir la liberté de penser et de s’exprimer ? Véritable épopée, son parcours laisse pantois. Tout jeune, au début des années soixante, il prend le train depuis sa Suisse natale jusqu’à Pékin où il étudie durant trois ans. C’est là qu’il rencontre Wen, sa future épouse.[4] Avant d’être heureuse, leur rencontre improbable sera semée d’obstacles redoutables.
Dans la seconde partie de son essai, Jean François Billeter rappelle à grands traits son idée, développée en 2019, d’une République européenne.[5] Une Europe constituée par des régions et non plus des États-Nations, historiquement plus récents, une Europe politique mais aussi philosophique. Une Europe riche d’abord de ses nombreuses langues et des efforts consentis pour comprendre les autres, tandis que la Chine s’est construite sur une homogénéité politique et culturelle avec une langue unique parlée d’un bout à l’autre de son immense territoire.
Intellectuel au parcours atypique, audacieux, profondément attentif à ce que révèle l’histoire des peuples, Jean François Billeter est un écrivain qui nous parle, qui nous invite à quitter une vision étriquée du monde pour le rejoindre sur le chemin de l’observation sensible.
Lire Jean François Billeter c’est rencontrer une pensée étayée à la fois par une connaissance profonde de la civilisation chinoise et par une incertitude volontaire, « celle qui rend la pensée mobile, curieuse et féconde. »[6].
Et où donc cette pensée mobile prend-elle sa source ? Non point dans les mots trompeurs qui créent tant d’illusions nous dit-il, mais dans l’observation avant le langage, cette plongée en soi-même qui permet de découvrir le monde tel qu’il est et non comme nous voudrions qu’il soit.
Dans la foulée de la parution de Pourquoi l’Europe, Réflexions d’un sinologue, j’apprends de la bouche même de Marie-Claire Guinand[7] qu’elle est la sœur de Jean François Billeter. Outre la place importante qu’ils accordent tous deux à la musique, cette sublime recherche de l’harmonie, chacun d’eux, à sa manière, travaille sur le pouvoir libérateur de l’émotion.[8] L’émotion qui nous rend sensible à notre douleur, à celle d’autrui. L’émotion qui nous permet de penser le mal, le mal fait, par exemple, à un peuple brisé par un pouvoir totalitaire.
Hersilia Dessabines
[1] Jean François Billeter, Pourquoi l’Europe, Réflexions d’un sinologue, Éditions ALLIA, Paris, 2020[2] Ibid., page 64[3] Ibid., page 64[4] Jean François Billeter, Une rencontre à Pékin, Éditions ALLIA, Paris, 2018[5] Jean François Billeter, Demain l’Europe, Éditions ALLIA, Paris, 2019[6] Jean François Billeter, Lichtenberg, Éditions ALLIA, Paris, 2019, page 10[7] Hersilia Dessabines, Les Rudérales, Les Éditions du Panthéon, Paris, 2020, pages 106-109[8] Jean François Billeter, Une autre Aurélia, Éditions ALLIA, Paris, 2017, 2018, pages 49,58 74 &76