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Un tout petit « chef »

On croyait qu’il réfléchissait ; en vérité il ne pensait qu’à la sentence qu’il allait pouvoir formuler pour se donner l’air de réfléchir ; mais sa tête était creuse comme une noix de la mauvaise saison[1]

Pas vraiment antipathique, ni dénué d’une certaine séduction lourdaude, le voilà qui dirige enfin. Une fois effacés tous les signes apparents de son ancienne fonction de simple professeur, position subalterne et disqualifiante à ses yeux, il a pris soin de se distancier de ceux qui l’occupaient autrefois, avec lui, et l’occupent encore. Sans doute croit-il ainsi panser, à quelques années de la retraite, une blessure intime : il aurait tant aimé être un chef d’entreprise et non un directeur d’école. Tout de même, rectifie-t-il, avec les majuscules d’usage : Directeur d’une Haute École, s’il vous plaît. D’ailleurs, au poste qu’il occupe maintenant, sa formule préférée est : J’ai le droit de…

Jusqu’alors, aucune femme, Dieu merci! n’occupait un poste autre que celui de secrétaire.  Or, sa hiérarchie lui a imposé, ce sera pour lui le début d’une longue série, d’engager une femme professeur. Il obéit, mais lorsqu’il la convoque, il prend soin de la faire patienter, debout, à quelques pas de son bureau. Sourire rusé en coin, il poursuit nonchalamment sa tâche, avant de se lever, chemise déboutonnée sur son ventre poilu.

Un autre jour, J’ai le droit de… va se livrer, avec aisance et entrain, à une de ses activités favorites. Le voilà qui gravit la scène pour y tenir conférence par vidéo-projection, heu…PowerPoint, pardon. Démonstration efficace, avec tableaux, graphiques et chiffres surtout. Il le proclame, il hait la littérature, les livres et les discussions inutiles des professeurs entre eux. Plutôt content de lui, il est en phase avec son époque de chiffres sans lettres, à l’exception des anglicismes, indispensables pour qui veut se conformer à l’air du temps. De temps à autres, il invitera un terne professeur à dérouler un discours convenu, mais privilégiera ceux, plus fréquentables, qui font de la recherche, c’est à dire qui font entrer de l’argent dans les caisses du service public. L’essentiel du temps à disposition, lors des conférences de ce pseudo-CEO, reste cependant consacré à cette interminable enfilade d’éléments de langage, que l’on a aujourd’hui coutume d’appeler messages.

Un autre de ses traits est la ruse. Il va s’employer à faire rire aux dépens de ceux qui se risqueront à émettre la moindre objection ou à poser une question qui pourrait déboucher sur une remise en question. Et comme il s’est arrangé pour que chacun, parmi ceux entrés dans le sérail après sa nomination au poste de directeur, lui soit redevable, les bravos claquent. Chaque nouveau petit apprenti flatteur va se joindre aux groupies, parce que sans identification à un groupe on n’est personne. Sous la salve d’applaudissements, notre vaniteux frissonne de plaisir. A défaut, peut-être, de pouvoir le faire ailleurs et surtout autrement, il jouit au moins de ce pouvoir -là.

On l’aura compris, l’essentiel n’est évidemment pas la teneur du discours, c’est l’effet qu’il produit sur ses subalternes. Sous l’apparente décontraction, derrière la bonhommie affichée, se cache la volonté de soumettre et de faire obéir.

Comment, vous pensez le reconnaître? Impossible, il n’existe que dans mon imagination.


[1] Maurice Druon, Les Rois maudits, L’Intégrale, Editions Plon, un département d’Edi8, 2014, page 937

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